Exil de l’évêque de Léon en Angleterre
Cependant le danger qu’avait couru le vénérable prélat ne lui permettait
plus de rester dans le pays, et il dut songer à chercher un asile en Angleterre ;
mais il fallait que son embaquement s’effectuât en secret pour ne pas donner
l’éveil à ses persécuteurs. Le dimanche 6 mars, M. de Kermenguy,
gentilhomme de la ville de Saint Paul, prévint son fils, de qui nous tenons les
détails suivants, qu’il eût à se tenir prêt pour huit heures du soir, afin qu’il
allât prendre M. l’évêque au château de la Ville Neuve, près de la ville, et
qu’il l’escortât jusqu’à un bateau de fraudeur qui devait le transporter sur le
champ en Angleterre. A l’heure fixée, M. de Kermenguy fils, accompagné de
M. Salaun de Kertanguy, se rendit à la Ville Neuve, et trouva M. de La
Marche tout disposé à les suivre. Ils sortirent ensemble par une porte du jardin
qui ouvrait sur la grève, et, conduit par un guide qu’on leur avait donné, ils
traversèrent la grève de Painpoul et arrivèrent à la chapelle de Sainte Barbe,
située sur un rocher, près de Roscoff, à une lieue de Saint Paul. Là ils virent le
bateau du fraudeur échoué sur le sable, dans une petite anse, et, à force de
bras, ils réussirent à le mettre à flot. M. de La Marche y monta, après avoir
reçu les adieux de ses conducteurs, auxquels il donna sa bénédiction. Il n’y
avait dans le bateau ni lit, ni siège ; il ne contenait que des barils d’eau de vie,
que le patron voulait introduire en fraude en Angleterre. La traversée était de
trente six lieues, et il y avait à craindre que le bateau ne pût échapper à la
surveillance de la douane anglaise. Dieu protégea son digne ministre ; le
respectable évêque de Léon arriva en Angleterre sans aucun accident.
Les prêtres réfractaires enfermés dans la prison de Brest
Le directoire du Finistère par son arrêté du 21 avril 1791 avait donné
aux prêtres réfractaires la ville de Brest pour prison, en fit enfermer, par son
arrêté du 1er juin suivant, soixante dix au couvent des Carmes de Brest.
M. de La Marche était trop bon pasteur pour n’être pas profondément
affligé de la manière cruelle avec laquelle on traitait les prêtres de son
diocèse, détenus au château de Brest. Sa tendresse pour eux lui inspira la lettre
suivante, qu’il adressa à l’administration du Finistère.
Messieurs les Administrateurs,
« C’est au nom de l’humanité que je veux rappeler à votre souvenir une
multitude de prisonniers que vous paraissez avoir oubliés dans le château de
Brest. C’est par vos ordres qu’ils y ont été conduits ; depuis cinq mois ils sont
entassés dans une même salle, placés près de deux infirmeries, où sont traitées
de malheureuses victimes du libertinage. La corrupton de l’air, la rigueur de
l’hiver, la qualité des aliments ont porté de terribles atteintes à leur santé.
Deux déjà ont succombé, un autre a perdu un oeil, environ dix huit ont été
successcivement transférés presque mourants à l’hôpital, le reste est
languissant.
« Ils ne sont prévenus d’aucun crime, seulement on les a soupçonnés de
pouvoir en commettre ; mais, Messieurs, emprisonner des hommes, parce que
vous appréhendiez qu’ils ne se portassent un jour à exciter des troubles,
infliger des peines à des crimes qui n’ont pas été commis encore ; je vois dans
cette conduite l’oubli de l’humanité, de la justice, de la raison, la violation des
droits de l’homme, de votre constitution, de votre nouvel ordre judiciaire, de
l’acte même qui constitue les corps administratifs.
« Vous avez juré fidélité à la loi, à la nation, au roi.
« La loi ! Vous êtes en opposition avec elle. La nation ! Si elle est le plus
grand nombre des habitants du royaume, son cri s’élève contre vous. Le roi !
Par l’organe de son ministre, il vous a fait connaître ses intentions, qu’il ne
m’a pas laissé ignorer.
« Qu’attendez-vous donc, Messieurs, pour rendre la liberté à ces
innocentes victimes, qui ne font entendre aucune plainte contre vous, à ces
prêtres respectables que vous avez estimés et que vous estimez encore, si vous
avez conservé les principes religieux qu’ils vous ont enseignés.
« Ne vous semble-t-il pas qu’il est enfin temps de briser leurs chaînes.
Ah ! Messieurs, ils en porteront les marques assez longtemps ; jusqu’au
tombeau. Quel terme avez-vous fixé à leurs maux ? Sans doute, vous ne les
avez pas condamnés à une mort obscure et lente, et à ne sortir des longues
agonies de la prison que pour aller expirer sur un lit d’hôpital.
« Je ne crains pas de vous assurer que votre intérêt même doit plaider
leur cause auprès de vous. Si vous pensez que cette constitution que vous avez
juré de maintenir puisse être consolidée, ne serait-ce pas, après tant de
sacrifices, de pertes et de malheurs, par le retour de la justice, de la
commisération et enfin le repos. Vous jugez bien que la violation des droits,
les traitements arbitraires ne pourront la rendre douce ni désirable à qui que ce
soit.
«Enfin, Messieurs, la conscience n’est pas en elle-même, et n’est pas
pour vous un vain mot. Croyez-vous qu’elle ne vous reprochera pas un jour
vos procédés contre de pauvres ecclésiastiques ? Croyez-vous pouvoir
contempler avec la sévérité d’une conscience juste, les humiliations, les
amertumes, les maladies, les souffrances sous lesquelles vous faites expirer
vos semblables ; en vous les exposant, je sens que mon coeur se déchire, le
vôtre restera-t-il insensible ?
« Il est simple, Messieurs, que je vous paraisse plus coupable que mes
fidèles coopérateurs, s’il faut une victime, voici la compensation que je vous
prie d’agréer. Dans la dernière lettre pastorale que j’ai adressée, le 20 août, au
Clergé et au peuple de mon diocèse, je disais à mes prêtres prisonniers que je
me verrais volontiers chargé de leurs fers, pourvu qu’à ce prix ils tombassent
de leurs mains. Ce désir que je leur témoignais, je le change aujourd’hui en
prière. Rendez à tous une liberté entière et inviolable, et je m’engage à
traverser ensuite les mers pour aller me remettre volontairement à votre
discrétion.
« J’ose croire que vous m’estimez du moins assez, pour vous tenir
assurés que, si vous acceptez ma proposition et en remplissez les conditions,
je serai fidèle à mon engagement.
« Je suis avec respect, Messieurs, votre très humble et très obéissant
serviteur,
Signé : J. F., évêque de Léon
Londres, 20 avril 1792. - N° 10, Queen street
Monseigneur de La Marche
Dernier évêque de Léon